Je suis couvert de sueur et mon cœur bat à tout rompre. Même si mon corps me dit de ralentir, j’appuie davantage sur mes pédales, poussant mon vélo de montagne sur la piste. J’arrive à peine à respirer et mes jambes me font souffrir, mais je continue.
Personne ne me force à gravir cette montagne. Il ne s’agit pas d’un châtiment cruel imaginé par un tyran pour quelque délit que j’aurais commis. Je choisis de le faire. Pourquoi? Est-ce pour le plaisir de la descente qui suivra cette pénible montée? En partie, peut-être, mais cette idée comprend une certaine folie : redescendre, à toute vitesse, sur une piste accidentée recouverte de pierres et de racines, risquant ainsi de me blesser sérieusement? Certainement! Et le sourire qui apparaît sur mon visage lorsque j’atteins le bas de la montagne demeure dans mon cœur longtemps après qu’il ait disparu de mon visage. Après avoir grimpé sur le flanc de montagne avec mon vélo, alors que je ressens un profond épuisement, je ressens également un moment de bonheur qui résulte du fait d’avoir accompli une chose qui, à mes yeux, en valait la peine. Le paradoxe est que pour ressentir cela, je dois d’abord souffrir un peu. Et plus la tâche est difficile et plus je souffre, plus profond et plus durable est mon sentiment d’accomplissement. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles certaines femmes prennent plaisir au fait d’avoir plusieurs enfants, malgré les souffrances de la grossesse et de l’accouchement et malgré les efforts et la patience dont elles doivent faire preuve pour les élever; elles ressentent une grande satisfaction liée à cette activité.
Cette satisfaction et ce bonheur profond sont ce que certains appellent « l’expérience optimale » ou « flow » (« flux », en français). Son intensité augmente lorsque la personne est complètement absorbée par une activité, lorsque le corps et l’esprit ne font qu’un. Elle est souvent vécue lors d’activités sportives, mais peut également être vécue au cours de diverses activités, aussi bien physiques que mentales, qui ont toutes quelque chose en commun. Cet état d’expérience optimale ne s’atteint que sous certaines conditions.
Premièrement, l’activité ne doit être ni trop facile ni trop difficile. Si elle est trop difficile, la personne devient démotivée et si elle est trop facile, elle se lasse rapidement. Idéalement, l’activité doit être à peu près à niveau avec les habiletés de la personne qui la pratique, tout en l’amenant à dépasser ses limites et en la faisant sortir de sa zone de confort. Cela parce que bien que la tâche soit difficile ou même déplaisante, le résultat est que la personne se rend compte, à la fin, qu’elle a amélioré sa performance. C’est cette constatation qui est la clef, car elle est liée à l’estime de soi.
Deuxièmement, le but de l’activité doit être clairement défini et laisser une impression immédiate.
Troisièmement, une autre dimension importante est que l’activité doit être autotélique. Cela signifie que l’activité n’est entreprise dans aucun autre but qu’elle-même, par opposition au fait de l’entreprendre pour des raisons externes. Certaines personnes ont une personnalité autotélique, ce qui signifie qu’elles sont motivées de l’intérieur et de manière indépendante et c’est pourquoi on décèle, chez elles, une curiosité et une grande détermination. Cette détermination est ce qui différencie ces personnes de celles qui sont motivées extérieurement et pour qui des choses telles que le confort, l’argent, le pouvoir et la gloire sont des forces motrices, tel que l’écrit Mihaly Csikszentmihalyi, dans son ouvrage intitulé Finding Flow: The Psychology of Engagement with Everyday Life (Trouver le flux : la psychologie de l’engagement avec les choses de la vie courante).
« Une personne autotélique a besoin de peu de possessions matérielles et de peu de loisirs, confort, pouvoir ou gloire, car la plupart des choses qu’elle fait sont déjà très gratifiantes. Parce que ces personnes expérimentent le « flow » dans leur travail, dans leur vie familiale, dans leurs interactions avec les gens, lorsqu’elles mangent et même lorsqu’elles sont seules et qu’elles ne font rien de particulier, elles sont moins dépendantes des gratifications extérieures qui motivent les autres personnes à poursuivre une vie composée de routines. Elles sont plus autonomes et indépendantes, car elles ne peuvent être aussi facilement manipulées par des menaces ou des récompenses extérieures. En même temps, elles s’impliquent beaucoup plus au sein de leur entourage, car elles sont totalement immergées dans le courant de leur vie. »
Telles sont les personnes qui ont totalement accepté le combat intérieur menant à la voie du bonheur véritable.
Dans plusieurs sondages, la majorité des gens ont répondu que, selon eux, la clef du bonheur est l’argent. Et si ce n’est pas l’argent comme tel, c’est quelque chose qui lui est relié. Les gens s’imaginent que relaxer, regarder un film, écouter de la musique, boire de l’alcool et avoir des rapports sexuels sont des activités menant au bonheur. Il est vrai qu’au moment où ces activités sont accomplies, elles apportent des sentiments et des sensations qui rehaussent l’humeur. En réalité, les recherches démontrent que lorsqu’on demande aux gens d’évaluer ces activités pendant qu’ils les font et après qu’ils les aient faites, ils les situent assez bas sur l’échelle du bonheur. Les choses que les gens placent au sommet de cette échelle sont les expériences qui leur apportent du « flow ». Peut-être que le terme « bonheur » n’est pas tout à fait le bon pour décrire cet état, qui est assez profond et durable. La plupart des gens croient que le bonheur est lié aux choses matérielles et dépensent temps et efforts considérables pour acquérir une maison, une plus belle voiture, des vêtements dernier cri, un ou une partenaire plus sexy, etc : mais la satisfaction que procurent ces choses est très éphémère. C’est ce que l’on appelle l’entropie hédoniste : nous devenons rapidement familiers avec ces choses que nous avons acquises, qui perdent leur effet de nouveauté; et peu de temps après, nous aspirons à des choses plus nouvelles, plus rapides, plus sexy, plus grandes, meilleures… dont nous nous lasserons tout aussi rapidement. C’est le rêve de la poursuite de ce bonheur par l’intermédiaire de choses extérieures qui mène la société de consommation. Il s’agit, bien sûr, d’un grand mensonge. Les choses matérielles ne rendent pas les gens heureux. Le bonheur est un état intérieur qui s’atteint par l’effort, par le contrôle de soi et par le fait de s’appliquer à accomplir des choses qui en valent la peine.
Il semble y avoir deux idées du bonheur : la première est basée sur l’assouvissement des plaisirs, tandis que l’autre est basée sur la discipline et le contrôle des désirs. Mais il n’y a aucun doute quant à celle qui rend vraiment l’être humain heureux.
Il s’agit d’un paradoxe. Pour ressentir le bonheur véritable, on doit faire des efforts; plus les efforts sont nobles, plus le sentiment de bonheur sera intense, profond et durable. On comprend, dans ce contexte, pourquoi les personnes religieuses sont généralement plus heureuses. Toutes les religions organisées, justement parce qu’elles sont organisées, font vivre à leurs fidèles des expériences optimales et favorisent le développement de personnalités autotéliques. Pourquoi le fait qu’elles soient organisées est-il si important? Parce que cela est lié à la discipline personnelle; c’est à travers la prière, les dévotions, le jeûne, la charité, etc., qu’une personne apprend le contrôle de soi et la discipline. Elle ne fait pas ces choses seulement quand elle en a envie; elle les fait indépendamment de comment elle se sent. Ce sont là de simples leçons dans l’art de la maîtrise de soi.
Nous entendons souvent dire que les gens sont victimes de leurs gènes, de leur éducation et des circonstances de leur vie. Comme si nous étions des marionnettes impuissantes entre les mains du destin. Nous entendons souvent les gens dire, par exemple, « mes parents ont fait de moi la personne que je suis » ou « le traumatisme qu’elle a vécu l’a rendue ainsi », ou encore « je suis tout simplement fait comme cela ». Évidemment, certains événements, dans notre vie, peuvent avoir un impact sur notre personnalité ou notre comportement; mais nous ne sommes pas des victimes impuissantes : nous avons tous la possibilité de changer.
Prenons le jeûne, par exemple. À un certain moment, lors de la journée de jeûne, le jeûneur commence à ressentir la soif et la faim. La faim et la soif sont des processus biologiques de base qui font en sorte que des signaux sont envoyés à notre cerveau qui, lui, nous dit de manger ou de boire. Mais lorsque l’on jeûne, on décide consciemment d’ignorer ces signaux, de rejeter temporairement ces fonctions biologiques de base, car nous avons décidé qu’il y a, derrière le jeûne, un objectif plus important. Les facteurs qui motivent notre détermination sont très importants; plus ils sont liés aux choses terrestres, moins l’effet sera positif et moins l’expérience sera optimale. Par exemple, une personne qui jeûne par crainte d’être vue en train de manger ou de boire (durant le mois de ramadan, par exemple), ou encore pour des raisons de santé, n’en tirera pas les mêmes bienfaits que celle qui le fait uniquement pour plaire à Dieu. Ces raisons se fondent sur des choses extérieures, tandis que la dernière est autotélique. Mais peu importent les raisons, le jeûne nous apprend à contrôler nos impulsions et nous apprend que nous ne sommes pas totalement « victimes » de notre biologie. Le jeûne du musulman comprend une autre dimension, à savoir que la période de jeûne est prescrite du lever au coucher du soleil et que ne point retarder sa rupture fait partie de la discipline du jeûne. Le musulman est encouragé à rompre son jeûne en compagnie d’autres musulmans et à procurer nourriture et eau aux autres jeûneurs. Le musulman retrouve, dans le jeûne, tous les ingrédients du « flow ». L’action est définie, ni trop facile ni trop difficile, elle est autotélique, elle permet au jeûneur de sentir qu’il s’est amélioré en tant que personne et lui permet de faire de bonnes actions envers les autres. Ces conditions s’appliquent également aux cinq prières quotidiennes, à la charité obligatoire et au pèlerinage à La Mecque; elles s’appliquent, en fait, à la quasi-totalité des actes d’adoration.
L’intention, ici, est primordiale. Et elle peut nous amener vers le négatif comme vers le positif. Si, par exemple, vous nourrissez constamment des idées négatives, votre conscience devient préoccupée par ces idées et vous devenez de plus en plus déprimé. L’inverse est également vrai.
L’intention est la ferme résolution de faire quelque chose. Il s’agit d’une décision consciente. L’intention est très importante et c’est la clef qui contrôle la conscience et qui nous dirige là où nous voulons aller. C’est ici que la clef du contrôle de soi et de la discipline se trouve. Il faut aussi comprendre que nous avons une énergie mentale limitée, qui va à la baisse après un certain moment. Aussi, il nous arrive régulièrement d’être distraits des choses que nous avions l’intention de faire; nous tentons résolument de suivre une voie, mais nous sommes distraits par des doutes et des soucis. Ceux-ci drainent notre énergie, affaiblissent notre détermination et nous détournent de notre objectif. Les expériences dans lesquelles on retrouve le « flow » augmentent notre énergie mentale. C’est à se demander pourquoi les gens délaissent souvent les expériences optimales pour des expériences qui n’améliorent guère leur qualité de vie. Par exemple, aux États-Unis, les adolescents ne font l’expérience du « flow » que 13% du temps qu’ils passent à regarder la télévision, 34% du temps qu’ils passent à pratiquer des hobbies et 44% du temps qu’ils passent à pratiquer des sports ou s’adonner à des jeux. Pourtant, ces mêmes adolescents passent quatre fois plus de leurs temps libres à regarder la télé qu’à pratiquer des sports. Et l’on retrouve des pourcentages similaires chez les adultes.
Les activités liées au « flow » demandent un investissement initial d’attention avant de devenir agréables. Si une personne est trop fatiguée, anxieuse ou indisciplinée pour surmonter cet obstacle initial, elle devra choisir une activité qui sera, bien que moins agréable, plus accessible. Plusieurs choisissent tout simplement de les éviter et se complaisent alors dans des activités passives comme regarder la télé, afin d’éviter l’effort requis pour surmonter l’obstacle initial.
Les gens qui ont de la discipline apprennent à être fermes dans leurs décisions et à agir en fonction d’elles, puis trouvent les moyens d’atteindre une expérience optimale en les mettant en application. Ils surmontent leur réserve initiale et apportent du « flow » à leur vie.
À cet égard, parmi les choses les plus importantes, dans la vie du musulman, sont les cinq prières rituelles quotidiennes. Un hadith dit que si une personne prie deux unités de prière rituelle (ou salah) en ne pensant à rien d’autre qu’Allah (Dieu), tous ses péchés seront pardonnés. Cela semble facile, mais ça ne l’est pas; il est probablement plus facile de grimper le Mont Everest. Cela parce qu’il est très difficile d’interrompre notre dialogue intérieur, à moins de s’y exercer régulièrement. C’est la différence entre la prière d’une personne qui prononce les mots et fait les mouvements et celle d’une personne qui prie correctement, en comprenant ce qu’elle dit, en y portant attention et en était remplie à la fois de crainte et d’humilité.
C’est là que l’on comprend les paroles du prophète Mohammed (que la paix et les bénédictions de Dieu soient sur lui) lorsqu’il a dit : « Il se peut que tout ce qu’une personne retire de son jeûne soit la faim et la soif; et il se peut que tout ce qu’une personne retire de ses prières nocturnes soit le manque de sommeil. »[1]
Cette lutte intérieure est appelée « jihad an-nafs » dans la tradition islamique et de nombreux ouvrages ont été rédigés à ce sujet. On dit qu’il s’agit du meilleur jihad, ou de la meilleure lutte : la lutte contre ses propres désirs et passions par amour pour Dieu. Il est plus qu’intéressant de découvrir que beaucoup de ce que les psychologues modernes nous disent au sujet de la condition humaine a déjà été amplement expliqué par les érudits musulmans. En fait, quiconque est familier avec la tradition spirituelle de l’islam et lit certains écrits de la psychologie moderne peut aisément s’imaginer que ces psychologues se sont largement inspirés des écrits islamiques.
Le « flow » peut également être vécu dans des choses négatives et destructrices. Il n’est pas suffisant de faire toute une série d’expériences optimales si votre vie en général n’a aucun sens ou objectif particuliers.
Il est fascinant que le Coran nous enseigne que Dieu, Allah, le Créateur, a fait de la vie un test et qu’Il nous a créés pour le labeur et la lutte. Ceux qui auront du succès sont ceux dont les intentions sont les plus pures et dont les actions sont les plus appropriées. Dieu regarde d’abord nos intentions et l’état de nos cœurs et non pas notre apparence extérieure ni nos richesses ou notre statut. Purifier notre cœur et nous concentrer sur le noble objectif de servir Dieu sont les clefs du succès (falaah) et la raison d’être de notre vie. Servir Dieu ne se résume pas à faire des prières et à glorifier Dieu; cela signifie aussi avoir le souci de pourvoir aux besoins de Ses créatures. Le prophète Mohammed (que la paix et les bénédictions de Dieu soient sur lui) a dit :
« Au Jour du Jugement, Dieu, le Majestueux et le Tout-Puissant, dira : « Ô enfant d’Adam! J’ai été malade et tu ne M’as pas rendu visite! » La personne demandera : « Ô Seigneur! Comment aurais-je pu te rendre visite alors que Tu es le Seigneur de l’univers? » Dieu répondra : « Ne savais-tu pas que Mon serviteur untel était malade? Tu n’es pourtant pas allé lui rendre visite. Ne savais-tu pas que si tu lui avais rendu visite, tu M’aurais trouvé près de lui? »
« Ô enfant d’Adam! Je t’ai demandé à manger, mais tu ne M’as pas nourri! »
La personne demandera : « Ô Seigneur! Comment aurais-je pu te nourrir alors que Tu es le Seigneur de l’univers? »
Dieu dira : « Ne savais-tu pas que Mon serviteur untel t’a demandé à manger et que tu le lui as refusé? Ne savais-tu pas que si tu l’avais nourri, tu aurais trouvé Ma récompense dans cette action? »
« Ô enfant d’Adam! Je t’ai demandé à boire, mais tu ne m’as rien donné! »
La personne demandera : « Ô Seigneur! Comment aurais-je pu te donner à boire alors que Tu es le Seigneur de l’univers? »
Allah répondra : « Mon Serviteur untel t’a demandé à boire et tu le lui as refusé. Si tu lui avais donné à boire, tu aurais trouvé Ma récompense dans cette action. »[2]
Le paradoxe du bonheur est que lorsque vous tentez de le poursuivre, il vous échappe. Ce n’est qu’en acceptant la lutte intérieure que nous pouvons nous retrouver sur le chemin du bonheur.